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Le grand livre de l’Afrique-chaos ou émergence au sud du Sahara?

« Résume du livre de Nicolas Normand »

1. La pauvreté en Afrique subsaharienne est-elle une fatalité ?

Il existe à ce sujet deux discours : pour l’un (plus « structuraliste » ou plus «de gauche»), cette pauvreté résulterait des injustices de l’histoire, des contraintes de la géographie et de la               «brutalité» de l’ordre économique mondial. Pour l’autre (plus culturaliste et plus « de droite »), il n’y aurait guère de déterminisme et les difficultés du continent seraient dues aux « choix » effectués par les Africains, individuellement et collectivement. Aucune de ces explications globales ne parait satisfaisante, même si certains éléments d’analyse sont justes dans les deux.

Il y a bien des éléments de fatalité : géographiques (manque d’espèces domesticables, mouche tsé-tsé empêchant l’élevage et les animaux de trait, maladies parasitaires et autres non encore surmontées, et surtout enclavement avec 35% des populations vivant dans des pays enclavés) ; historiques, avec l’impact très déstructurant de l’esclavage arabo-islamique et atlantique (dissémination des armes, raids internes disloquant les Etats…) et le traumatisme encore plus sensible aujourd’hui de la colonisation ayant créé différents types de contre-acculturation. Ces éléments distinguent l’Afrique de l’Asie, sans traite esclavagiste marquée et où les structures et cultures locales ont été mieux respectées par les colonisateurs.

 Il existe aussi deux catégories d’éléments ne résultant pas de la fatalité, les uns sujets à débat, les autres plus consensuels au niveau des sciences sociales. Parmi les premiers : l’exploitation par les puissances étrangères et les théories tiers-mondistes,  désormais désuètes après les émergences asiatiques, mais devenues altermondialistes, le néocolonialisme flirtant avec les théories complotistes. La notion de pillage est exacte à condition d’être précisée avec rigueur et circonscrite (elle explique la pauvreté de certains Etats). La corruption est une cause qui est sujet à débat (de nombreux pays corrompus se sont développés avec succès) : il faut distinguer les différents types de corruption, toxiques ou non.

Les causes culturelles, bien étudiées par plusieurs auteurs africains, peuvent être soutenues à condition d’éviter une série d’écueils : l’essentialisme et aussi leur surévaluation. Elles relèvent de trois types .

Les causes institutionnelles sont très importantes et mieux analysées depuis les travaux de Karl Popper et surtout de l’économiste Douglas North et ses suiveurs (Acemoglu et Robinson). Elles distinguent les institutions ouvertes et inclusives, favorables au développement à condition d’avoir aussi un contrôle de l’ensemble du territoire (centralisation), des stratégies appropriées et les institutions « extractives » et fermées à un clan, une classe ou à une élite autoproclamée. L’évolution vers les institutions ouvertes suppose en général des ruptures et une histoire plus longue que celle des Etats postcoloniaux. Enfin, les causes démographiques sont également importantes et distinguent aussi les pays restés pauvres des autres.

De ce point de vue, la démographie d’une majorité des pays subsahariens, non encore entrée en transition, est défavorable au développement. Ceci est aggravé par l’inadaptation des systèmes éducatifs, parfois même en perdition (Sahel), bien que quelques pays africains (Kenya, Ghana…) aient surmonté ce défi.

2. La politique en Afrique n’est-elle qu’un business ou permet-elle de gérer l’intérêt collectif?

L’Etat postcolonial importé fonctionne-t-il correctement ? Bertrand Badie soutient que la greffe est rejetée, sans d’ailleurs proposer d’alternative véritable. L’Etat-nation moderne est la synthèse d’une rationalité universelle et d’une expérience européenne spécifique, mais il ne faut pas oublier que ce modèle a de nombreux précédents non européens et africains. Cela étant, la situation actuelle majoritaire est encore celle d’Etats hybrides intégrant normes modernes et éléments de sociologie africaine : Etats encore fragiles souvent néo patrimoniaux et à réseaux clientélistes (la « politique du ventre »), créant un entre-deux propice à des dysfonctionnements. L’Afrique serait-elle en voie de confirmer (pour cette seule région) la théorie de la « fin de l’histoire » de Fukuyama ?

 En effet, contrairement à une tendance récente constatée ailleurs, la démocratisation (et le libéralisme économique) ne cesse de progresser sur le continent, même si elle demeure en peau de léopard. Il ne s’agit pas d’une injonction externe mais d’un processus endogène de revendications et de contestation des régimes autoritaires. On peut aussi trouver des racines anciennes et locales de la démocratie. 3 Le « choc des civilisations » théorisé par Huntington affecte aussi le continent, mais au sein même des pays avec la survenue de l’islam radical et, plus généralement, avec une résurgence des sentiments identitaires et, chez certains intellectuels, du « principe d’indigénéité».

 La construction des Etats de droit progresse néanmoins, tout en rencontrant de nombreuses limites et résistances. La citoyenneté avance aussi, mais bute sur un double obstacle : manque d’Etat pour de larges groupes sociaux (périphéries, cadets sociaux, migrants) et clôture des élites sur elles-mêmes.

 Les liens entre démocratie, développement et bonne gouvernance ne sont pas aussi simples qu’on le prétend parfois, surtout avec la survenue des « néo despotismes éclairés » (Rwanda, Ethiopie) sur le modèle singapourien. Les injonctions de « bonne gouvernance » ont aussi perdu de leur crédibilité, comme l’a théorisé  le professeur Mustak Khan : ce n’est pas un moyen de développement, mais un résultat de ce dernier.

 En revanche, la criminalité économique prospère et mine des régions entières (exploitations illégales des forêts, de la faune, des minerais, drogues, faux médicaments, piraterie, trafics humains, flux financiers illicites). Elle est un des symptômes de la fragilité des Etats pouvant aller jusqu’à la criminalisation de la politique et la politisation des crimes.

Le concept d’ethnie est écartelé entre deux visions opposées et extrêmes : pure élaboration coloniale (Coquery-Vidrovitch notamment) ou principe fondamental (Lugan). Il souffre d’une paternité historico-raciste, d’une définition mouvante et n’est pas une donnée figée. Balandier a montré le caractère dynamique et évolutif des sociétés africaines interagissant avec les facteurs externes. Une analyse plus fine et rationnelle des rapports sociaux est donc nécessaire. Cela étant, l’Afrique est marquée par un fort multiculturalisme avec environ 2000 langues pour 48 Etats subsahariens, soit un tiers des langues de la planète pour moins d’un cinquième de la population mondiale et moins du quart des terres émergées. Dans chaque Etat, une culture nationale apparait nécessaire pour les citoyens partagés entre leur communauté (naturelle, traditionnelle, objective) et leur société (historique, liée à l’association de consentement ou à la division du travail). Cette culture nationale peut s’articuler autour d’un récit ré enchanté pour créer l’« âme et le principe spirituel » de la nation ou, lorsque ce n’est pas possible (cas des frontières trop éloignées de l’histoire précoloniale), autour du « patriotisme constitutionnel » théorisé par Habermas.

Ce pluriculturalisme peut-il favoriser des conflits ? assiste-t-on à des identités discriminées ? le cas est rare sur la durée, hors Rwanda et Burundi (pourtant des Etats anciens aux frontières presque inchangées). Seuls l’Ethiopie (avec son fédéralisme ethnolinguistique) et le Burundi (avec des quotas hutu/tutsi) ont voulu prendre en compte le facteur ethnique dans leur Constitution, les autres Etats estimant qu’un multiculturalisme plus ou moins assumé correspond davantage à la modernité qui érode ces différences. Les sécessionnismes (Biafra, Erythrée, Soudan du sud, Darfour, nord du Mali, Cameroun anglophone) recouvrent des entités pluriethniques tandis que des guerres cherchant à réunir une ethnie ne se sont pas produites (hors le conflit de l’Ogaden éthiopien attaqué sans succès par le dictateur  somalien en 1977). Inversement, la Somalie, seul Etat mono ethnique s’est redivisée selon ses frontières coloniales. En revanche, le cas fréquent est celui de l’instrumentalisation des ethnies par des entrepreneurs identitaires, exploitant ce que Freud a qualifié de « narcissisme des petites différences ».

 Quant au partage inégal du pouvoir ou de la rente au profit d’un clan, d’une clientèle (souvent pluriethnique) ou parfois d’une ethnie, il relève de la logique des institutions non inclusives ou extractives et de la mauvaise gouvernance. Le conflit du nord Mali est typiquement un cas où une analyse erronée a mis en avant une soi-disant oppression ethnique des Touaregs ou même leur désir supposé d’autonomie, sans tenir compte des réalités (absence d’entité touarègue, conflits internes de classes et de tribus touarègues). En revanche, les castes ont un rôle politique important et souvent méconnu, y compris dans les conflits (Sahel).

 Les frontières sont-elles un faux problème ? Elles sont le plus souvent artificielles, mais pas tellement plus que celles d’autres régions du monde. Elles ne sont pas que le résultat de rapports de force, mais suivent assez souvent une logique géographique et parfois précoloniale. Leur critique a été d’abord d’origine coloniale (idée de « regrouper les ethnies », comme l’Afrique du Sud de l’apartheid l’a aussi tenté), avant d’être portée par certains pourfendeurs de la colonisation au nom d’un panafricanisme utopique mais persistant, qu’Achille Mbembe a qualifié de « racialisation de la géographie ou de géographisation de la race ».

 Les frontières sont pourtant nécessaires pour délimiter les compétences et les responsabilités des Etats modernes. Leur effet négatif n’est pas d’ordre politique mais économique, ce qui rend nécessaire de défragmenter les échanges en levant de nombreux obstacles. Les frontières doivent devenir poreuses.

Le concept d’ethnie est écartelé entre deux visions opposées et extrêmes : pure élaboration coloniale (Coquery-Vidrovitch notamment) ou principe fondamental (Lugan). Il souffre d’une paternité historico-raciste, d’une définition mouvante et n’est pas une donnée figée. Balandier a montré le caractère dynamique et évolutif des sociétés africaines interagissant avec les facteurs externes. Une analyse plus fine et rationnelle des rapports sociaux est donc nécessaire. Cela étant, l’Afrique est marquée par un fort multiculturalisme avec environ 2000 langues pour 48 Etats subsahariens, soit un tiers des langues de la planète pour moins d’un cinquième de la population mondiale et moins du quart des terres émergées. Dans chaque Etat, une culture nationale apparait nécessaire pour les citoyens partagés entre leur communauté (naturelle, traditionnelle, objective) et leur société (historique, liée à l’association de consentement ou à la division du travail). Cette culture nationale peut s’articuler autour d’un récit ré enchanté pour créer l’« âme et le principe spirituel » de la nation ou, lorsque ce n’est pas possible (cas des frontières trop éloignées de l’histoire précoloniale), autour du « patriotisme constitutionnel » théorisé par Habermas.

Ce pluriculturalisme peut-il favoriser des conflits ? assiste-t-on à des identités discriminées ? le cas est rare sur la durée, hors Rwanda et Burundi (pourtant des Etats anciens aux frontières presque inchangées). Seuls l’Ethiopie (avec son fédéralisme ethnolinguistique) et le Burundi (avec des quotas hutu/tutsi) ont voulu prendre en compte le facteur ethnique dans leur Constitution, les autres Etats estimant qu’un multiculturalisme plus ou moins assumé correspond davantage à la modernité qui érode ces différences. Les sécessionnismes (Biafra, Erythrée, Soudan du sud, Darfour, nord du Mali, Cameroun anglophone) recouvrent des entités pluriethniques tandis que des guerres cherchant à réunir une ethnie ne se sont pas produites (hors le conflit de l’Ogaden éthiopien attaqué sans succès par le dictateur  somalien en 1977). Inversement, la Somalie, seul Etat mono ethnique s’est redivisée selon ses frontières coloniales. En revanche, le cas fréquent est celui de l’instrumentalisation des ethnies par des entrepreneurs identitaires, exploitant ce que Freud a qualifié de « narcissisme des petites différences ».

 Quant au partage inégal du pouvoir ou de la rente au profit d’un clan, d’une clientèle (souvent pluriethnique) ou parfois d’une ethnie, il relève de la logique des institutions non inclusives ou extractives et de la mauvaise gouvernance. Le conflit du nord Mali est typiquement un cas où une analyse erronée a mis en avant une soi-disant oppression ethnique des Touaregs ou même leur désir supposé d’autonomie, sans tenir compte des réalités (absence d’entité touarègue, conflits internes de classes et de tribus touarègues). En revanche, les castes ont un rôle politique important et souvent méconnu, y compris dans les conflits (Sahel).

 Les frontières sont-elles un faux problème ? Elles sont le plus souvent artificielles, mais pas tellement plus que celles d’autres régions du monde. Elles ne sont pas que le résultat de rapports de force, mais suivent assez souvent une logique géographique et parfois précoloniale. Leur critique a été d’abord d’origine coloniale (idée de « regrouper les ethnies », comme l’Afrique du Sud de l’apartheid l’a aussi tenté), avant d’être portée par certains pourfendeurs de la colonisation au nom d’un panafricanisme utopique mais persistant, qu’Achille Mbembe a qualifié de « racialisation de la géographie ou de géographisation de la race ».

 Les frontières sont pourtant nécessaires pour délimiter les compétences et les responsabilités des Etats modernes. Leur effet négatif n’est pas d’ordre politique mais économique, ce qui rend nécessaire de défragmenter les échanges en levant de nombreux obstacles. Les frontières doivent devenir poreuses.

4. Une révolution culturelle est-elle nécessaire en Afrique ?

Les cultures traditionnelles qui donnaient du sens se désagrègent ou se transforment. Par exemple, les représentations de la maladie, de l’enfant ou la sorcellerie répondaient à une négation du hasard et à une rationalité mystique. Le sorcier, accusé de manger les âmes la nuit permettait, selon certains anthropologues, de gérer des tensions sociales. Mais d’autres (Augé) estiment qu’il s’agissait plutôt de reproduire des inégalités et de sanctionner les « échappées individuelles ».

Un certain nombre de pratiques culturelles demeurent (rapports très particuliers à la famille, à l’individu et au groupe, à l’enfant, aux séniors, au temps). Elles étaient adaptées à un environnement naturel hostile mais stable. Mais celui-ci a fondamentalement changé avec la mondialisation. Les « valeurs du cœur», la convivialité et la tradition butent à présent sur la modernité mouvante qui privilégie l’esprit critique, l’innovation individuelle, la projection dans l’avenir et l’éthique du travail, comme l’ont souligné nombre d’auteurs africains. Des études économétriques (surtout américaines), utilisant souvent les indices d’Hofstede (sociologue mesurant des éléments culturels), font des évaluations similaires, sans que les freins culturels soient des obstacles dirimants.

Un deuxième obstacle culturel et ponctuel à la modernité ou à l’ouverture provient de certaines élites et est plus psychologique. Analysé en premier par Axelle Kabou, il s’agit d’un rejet des nouvelles                   «injonctions des Blanc». Celles-ci résulteraient d’un «aveu d’infériorité culturelle». L’emprunt technologique est ainsi rejeté avec le bain de l’impérialisme, le développement étant considéré comme une ruse idéologique de ce dernier, d’où la recherche d’une « africanité » problématique et s’écartant des exemples de réussites du développement (pays asiatiques) ou rejetant a priori la science économique. Un troisième frein provient de la diversité des stratégies de contre acculturation (assimilation, séparation, intégration, marginalisation…), de la variété des importations idéologiques et religieuses contradictoires et de leur réinterprétation (syncrétisme religieux multiple par exemple). Ceci crée une absence de socle culturel commun et de vision partagée de l’avenir, qui peut gêner le développement.

Ce désarroi a suscité aussi des réactions intellectuelles : successivement la négritude, redonnant une fierté mais s’égarant à « biologiser le culturel », c’est-à-dire à confondre l’inné et l’acquis, l’afrocentrisme tendant à sur interpréter des héros noirs civilisateurs et enfin la recherche déjà évoquée d’une africanité théorique et trop fondée sur le rejet que critiquent d’autres auteurs africains (Célestin Monga, Achille Mbembe).

Les pathologies de l’acculturation mises en évidence notamment par le sociologue Balandier puis par l’ethnopsychiatre Devereux suscitent de nouveaux « désordres ethniques ». Le traumatisme acculturatif et la désorientation résultant de l’effacement des systèmes symboliques et explicatifs créent une perte de la transcendance et une crise de l’imaginaire. En se combinant à la détresse socioéconomique, les réactions sont variées, de la déculturation pouvant aboutir à l’homme biologique sans surmoi ou à l’adoption de (sous) cultures de substitution. Un exemple est l’adhésion à une secte de pairs coupés de leurs racines. C’est l’adoption de discours de certitude, sans « méthaphorisation symbolisante », au contraire des religions, et la soumission, l’embrigadement. Le djihadisme en est un exemple typique, facilité par la vague du radicalisme islamique importé (salafisme).

Il parait enfin nécessaire de faire du patrimoine culturel africain un atout, en faisant le tri, en redonnant une fierté, en enracinant les bonnes pratiques, mais sans rejet des meilleurs apports extérieurs.

5. Sortir de la guerre et du terrorisme : est-ce possible?

 A l’inverse du Moyen-Orient, les conflits se réduisent depuis 1990 en Afrique subsaharienne, malgré un certain rebond des guerres civiles depuis 2013 et la survenue du djihadisme armé à partir des années 2000. Les conflits internes se transforment, devenant surtout périphériques et causés par de petits groupes. Les raisons des conflits ont évolué : ils sont désormais principalement liés à la faiblesse d’Etats incapables d’assurer le monopole de la force et de contrôler l’ensemble de leur territoire qui devient alors (en partie) un far West sans shérif. Les motivations du recours aux armes, facilité par l’absence de barrières et de moyens de règlement pacifique des différends, restent principalement l’avidité ou l’ambition et le ressentiment. Mais d’autres facteurs entrent en jeu : l’accès ou le partage des ressources de survie, les richesses minérales, la pauvreté et le manque d’éducation qui abaissent le seuil du recours à la violence, l’instrumentalisation ethnique à  l’occasion d’élections, les déplacements de population, la surpopulation localement, la défense d’un féodalisme menacé par la démocratisation (nord-Mali), l’idéologie et le sectarisme pour le djihadisme et le terrorisme d’inspiration chrétienne sectaire (LRA principalement).

 La question de la fragilité des Etats devient essentielle. Une descente aux enfers des plus fragiles peut intervenir par étapes : corruption des organes centraux, alliance des élites avec des réseaux criminels, remplacement local de l’autorité étatique par des mafias et des mouvements armés. D’où l’importance de mesurer la fragilité et de chercher à y remédier. On compte, au sud du Sahara, cinq Etats faillis selon des modalités variables : Somalie, Centrafrique, Soudan du Sud, Guinée-Bissau et Erythrée, mais d’autres ont connu cette situation (Libéria, Sierra-Leone, Côte d’Ivoire…) ou ont des parties de territoire échappant à leur contrôle (Mali, CongoRDC, Nigéria…). Le djihadisme se diffuse : Egypte (années 1980), Algérie (années 1990), Mali (à partir de 2000), Somalie (2006), Nigéria (2009), Afrique de l’Ouest (2015), Congo-RDC (ADF en Ituri depuis 2014), Mozambique (2017). Radicalisation individuelle et radicalisation de l’Islam se combinent en Afrique.

 La majorité des recrues ne sont pas d’anciens salafistes guerriers, mais le salafisme crée des conditions intellectuelles et spirituelles favorables à la violence. L’active diplomatie religieuse d’Etats du Golfe a répandu le wahhabisme, divisant et influençant l’islam malékite dominant. Des prêcheurs ont aussi répandu la Jamaat’ Tablih, d’origine indo-pakistanaise (Afrique de l’Ouest, Ituri) et le chiisme localement. Les motivations individuelles des djihadistes sont l’insatisfaction, la dynamique de groupe et l’attraction du sectarisme pour des jeunes acculturés, et enfin l’idéologie.

 Les facteurs facilitateurs sont : le recul des Etats, l’absence de développement, la dualité de l’enseignement avec les écoles arabophones sans débouché, la multiplication hors contrôle des écoles coraniques, les frustrations des populations de « castes inférieures », le souvenir des djihads du XIXème siècle.

6. L’appui international peut-il rendre l’Afrique plus sure ?

L’architecture de paix et de sécurité de l’Union africaine, avec ses « forces en attente » est inadaptée : toute les forces africaines créées pour réduire les conflits ont ignoré ce dispositif qui parait inapplicable techniquement et politiquement. L’alternative efficace est de renforcer les forces armées nationales et les fonctions régaliennes (administration et justice). Le cas du Mali a encore montré que si les forces de sécurité nationales avaient pu s’imposer aux groupes armés narcotrafiquants, preneurs d’otages, djihadistes et séparatistes, une crise majeure et hors contrôle véritable aurait pu être évitée, ainsi que son coût très élevé (Serval, Barkhane, MINUSMA) et ses conséquences problématiques.

Des accords de paix généreux avec des mouvements armés et autres coupe-jarrets, parfois imposés de l’extérieur, risquent d’être une prime et une incitation au recours à la force (exemples du Mali et du Congo-RDC).

 En revanche, l’octroi de pardon et la « réconciliation » avec des repentis, et leur réinsertion, peut s’avérer efficace. Il est incontournable pour la sécurité et le développement de traiter l’insuffisance grave des capacités sécuritaires des pays subsahariens, ainsi que celle de leur fonctionnement étatique : services fiscaux, administration effective du territoire, justice et gendarmerie, désenclavement, éducation, services publics de base, contrôle des dérives religieuses. Ce n’est pas le cas actuellement où la « communauté internationale » privilégie un vain traitement des conséquences.

7. Quelle efficacité de l’aide publique au développement?

Elle est affectée par une série de problèmes : l’impasse sur les facteurs politiques et institutionnels bloquant le développement (dont l’ordre social à accès limité), l’opportunité problématique de l’aide lors de l’absence d’une série de conditions économiques propices au développement (protection juridique de la propriété et des contrats, justice, conditions macroéconomiques maîtrisées : inflation, taxation, transparence, redistribution et équité…). L’aide peut alors saper les incitations aux réformes, freiner la fiscalité locale, favoriser la dépendance voire la corruption, perpétuer finalement la pauvreté. Une 2ème difficulté provient de la cacophonie des donateurs, leurs redondances, leurs priorités contestables (lobbys et lubies), leurs injonctions et la déresponsabilisation ou dépossession des autorités étatiques africaines, encore accentuée par les ONG contournant délibérément celles-ci. Un 3ème problème vient de la facilité qui conduit les agences d’aide à favoriser les « gagnants », spécialement les pays émergents qui peuvent rembourser les prêts et qui ont la capacité d’absorber plus efficacement l’aide.

 De fait, les pays les plus pauvres et les plus fragiles sont paradoxalement ceux qui sont le moins aidés. De surcroît, l’aide qui leur est apportée fait particulièrement l’impasse sur les raisons de leur fragilité au point que certains sont « orphelins de l’aide » (Centrafrique par exemple).

Réagissant à certaines de ces critiques, l’aide aux motivations contradictoires (éthicocompassionnelle, économique, géopolitique, administrative avec le désir d’autonomie des agences d’aide qui poursuivent alors une logique bancaire), a cherché à se réformer. Après les huit « Objectifs du Millénaire » de 2000 à 2015, les 17 « Objectifs du Développement Durable », aux 169 « cibles », de 2015 à 2030, recherchent une approche plus globale, visant à redonner un sens, avec des objectifs chiffrés et une mesure des résultats.

L’aide demeure nécessaire pour tous les angles morts de la mondialisation : imperfections du marché, conséquences de la « destruction créatrice », isolement des pays enclavés, populations sans emploi et empêchées de se déplacer ou de migrer, maladies dont les populations africaines sont spécialement victimes, infrastructures non finançables par l’économie de marché, protection de la biodiversité, du climat (biens publics mondiaux) et enfin éducation pour tous. Cette dernière ne reçoit que 7 % de l’aide mondiale, une proportion gravement insuffisante, s’agissant d’un besoin essentiel. Quant aux besoins sécuritaires et régaliens des pays les plus fragiles, ils demeurent très largement en dehors même du champ de l’aide au développement.

L’aide française (et européenne) reste surtout marquée par un manque de pilotage politique. Elle n’est pas encore guidée par une analyse géopolitique qui la conduirait à consacrer l’essentiel de ses efforts aux pays en crise de notre sud immédiat pour  éviter leur débordement migratoire ou sécuritaire et pour prévenir des drames humanitaires. Elle continue de consacrer la plus grande part de ses ressources aux pays émergents et éloignés.

8. Vers l’émergence ?

Tout en soulignant que les pays africains ne forment pas un ensemble homogène, on dénombre une quinzaine d’arguments en faveur d’un fort développement économique : l’amélioration du cadre macro-économique (dividendes des ajustements structurels, des annulations de dette, des stratégies plus adaptées), l‘amélioration des termes de l’échange (hausse des matières premières jusqu’en 2014), une certaine diversification au-delà du secteur primaire, un boom démographique favorable sous certaines conditions, l’urbanisation, l’essor du numérique, les progrès de l’éducation, la réduction des inégalités hommes-femmes, le potentiel des ressources naturelles, l’amélioration de la gouvernance et de l’Etat de droit, l’augmentation des flux de financement internes et externes, la baisse des risques sécuritaires, la « révolution entrepreneuriale » (émergence de nombreuses PME moins dépendantes du secteur public), la délocalisation en Afrique d’industries de main d’œuvre chinoises.

Il y a des exemples de réussites : 6 sur 10 des économies à la croissance la plus forte du monde sont des pays africains (de 2000 à 2010 et de nouveau en 2018). Mais l’afro-optimisme est gagné par le doute : la croissance moyenne est retombée en 2016 à son plus bas niveau depuis 20 ans pour se redresser mollement à partir de 2017. Le continent maintient globalement son retard et les pays les plus pauvres sont tous africains.

De grandes inégalités internes aux pays demeurent (la richesse produite n’irrigue pas les plus pauvres), la classe moyenne émerge trop lentement, la compétitivité tend à se dégrader, l’accès à l’éducation demeure dramatique à l’exception d’une minorité de pays (Kenya, Cap Vert, Maurice, Seychelles, Ghana…), la diversification peine à se produire (industrie manufacturière en recul, avec une dizaine d’exceptions), l’agriculture demeure handicapée (par le droit foncier et techniquement), le déficit d’infrastructures est criant (particulièrement l’électricité), de nombreux obstacles au commerce international et régional, les financements sont loin de couvrir les besoins (les transferts des migrants restent la première source de financement extérieur), les investissements étrangers sont très timides (moins de 4 % des IDE mondiaux vers l’Afrique, contre environ 30 % vers l’Asie et 20 % vers l’Amérique latine), les flux bancaires vers l’Afrique sont de faible niveau, les sorties illicites de capitaux sont importantes, les conditions pour des dividendes démographiques (transition, formation, créations d’emplois) ne sont majoritairement pas remplies, le contexte des affaires demeure très difficile, sauf exception.

Le décollage est possible si des défis bien identifiés peuvent être surmontés : faire de la jeunesse un atout grâce à la transition démographique et une restructuration des systèmes éducatifs (avec une aide plus orientée sur ce secteur), financer les investissements de manière plus endogène (améliorer la fiscalité, bancariser, épargner), rattraper le retard en infrastructures, favoriser l’ouverture et l’élargissement des marchés africains, diversifier l’économie, déclencher une 9 révolution foncière et agricole, ouvrir les institutions tout en améliorant la gouvernance et le contexte des affaires, réduire les risques sécuritaires.

 L’exemple des pays asiatiques émergents est à méditer : transition démographique, scolarisation très développée et priorité à l’enseignement technique et scientifique, services publics efficaces, stratégie de développement mettant l’accent sur l’investissement et la conquête des marchés.

9. Une hétérogénéité croissante et des scénarios contrastés d’évolution.

L’écart tend à s’accentuer entre quatre catégories : une Afrique faillie, celle des «malades», une Afrique démunie et fragile : «les pauvres» ou PMA, une Afrique minière et pétrolière : «les rentiers» et enfin une Afrique performante, «les lions». Trois scénarios se dessinent, selon les pays et les réactions : une dégradation si les menaces ne sont pas conjurées (démographie incontrôlée, faillite de l’éducation nationale, clôture des élites, désunion nationale, déception populaire, clientélisme, tribalisation, abandon local du terrain par les forces de sécurité et les enseignants craignant pour leur sécurité, populations se plaçant sous l’égide de groupes armés, de fondamentalistes, de néo prophètes etc.).

Un scénario « moyen » prolongerait les situations et tendances majoritaires. Un scénario de sortie de crise pour les plus menacés ou de décollage pour les pays déjà pré-émergents : des réformes structurelles concernent les institutions politiques, les forces sécuritaires et la justice, la démographie, l’éducation et l’économie (diversification, attraction des IDE). Quelques pays paraissent montrer la voie (Maurice, Afrique du Sud, Botswana, Ethiopie, Rwanda, Kenya, Tanzanie, Ghana, Sénégal et Côte d’Ivoire…). Comment favoriser le meilleur scénario ? C’est évidemment une responsabilité du leadership africain, mais un changement de paradigme des bailleurs de fonds parait aussi nécessaire pour les pays les plus fragiles et menacés. Ils ne sont pas actuellement la priorité des donateurs et leurs méthodes ne sont pas non plus adaptées à la reconstruction des fonctions régaliennes : armées, police et gendarmerie, système judiciaire, services fiscaux, administration territoriale. Enfin, l’effort international porte insuffisamment sur l’éducation et la formation (par exemple la France a abandonné l’envoi d’enseignants et formateurs en pleine crise démographique et économique de ces pays).

Ce sont alors les conséquences qui sont traitées, et de manière temporaire, par les corps expéditionnaires et les casques bleus ou par une aide d’urgence humanitaire, sans même que les causes ne soient prises en compte.

Conclusion :

La fragilité d’assez nombreux Etats africains n’est pas correctement analysée ou traitée : les diplomates et militaires demeurent trop coupés des experts et chercheurs. Les agences de développement ne sont pas suffisamment pilotées en fonction des intérêts politiques et stratégiques. La fragilité étatique n’est pas traitée de manière prioritaire et adéquate par la communauté internationale, qu’il s’agisse de l’aide au développement, de la coopération militaire ou des opérations dites de maintien de la paix de l’ONU. Les modes traditionnels d’intervention doivent donc être révisés.

 

 

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