Le nouveau rapport de la Fondation Mo Ibrahim, Intitulé « Les besoins financiers de l’Afrique : où sont les moyens ? », offre une analyse complète des besoins financiers nécessaires pour atteindre tant les objectifs de développement que les objectifs climatiques s’agissant de l’Afrique, ainsi que des ressources actuellement disponibles pour y répondre. Le rapport met en évidence le fait qu’en réalité́ les ressources existent, mais ne sont pas mises en œuvre ou à profit de façon adéquate en particulier s’agissant des ressources domestiques.
Le rapport, élaboré par un groupe d’experts, dresse une cartographie des besoins financiers qui, si satisfaits, permettraient à l’Afrique de réaliser tant ses objectifs de développement que ceux liés au climat. Dans le même temps, le document fait le point des ressources actuellement disponibles pour répondre à ce double défi, non sans fournir des recommandations pour atteindre des résultats escomptés.
À l’analyse, l’ampleur des besoins financiers de l’Afrique se mesure à l’aune des défis du moment. Des défis non seulement liés à la pandémie de Covid-19 mais aussi à l’environnement politique, sécuritaire et climatique, qui, selon le rapport Mo Ibrahim, « ont considérablement érodé des décennies de progrès économiques et sociaux en Afrique, contribuant ainsi à l’aggravation des inégalités sur tout le continent ». Des données de la Commission économique pour l’Afrique (CEA) indiquent, par exemple, que la pandémie a plongé 55 millions d’Africains dans l’extrême pauvreté en 2020, affectant des secteurs essentiels aux économies des pays. Pour les experts, les objectifs climatiques et ceux du développement sont loin d’être atteints.
En matière de développement, le rapport de la Fondation Mo Ibrahim note que « la réalisation des objectifs du développement durable (ODD) des Nations unies et ceux de l’agenda 2063 de l’Union africaine s’avèrent aujourd’hui « hors d’atteinte dans les délais impartis ». Concernant l’agenda 2030 (Nations unies), « la totalité des 54 pays du continent africain présente des lacunes majeures ou significatives » tant pour l’ODD2 (faim zéro) que pour l’ODD3 (bonne santé et bien-être). S’agissant de l’agenda 2063 (Union africaine), seulement cinq pays ont réussi à atteindre un taux de réalisation des objectifs d’au moins 60 % à la fin du premier plan décennal (2014-2023) », analyse le rapport.
S’agissant des impacts climatiques, il faut dire que, même si l’Afrique contribue de manière infime (2,8 %) aux émissions mondiales de carbone, le continent est parmi ceux qui paient le plus lourd tribut du changement climatique, impacté notamment par l’élévation du niveau de la mer, la sécheresse, la dégradation des terres et la déforestation. S’appuyant sur un récent rapport du Groupe de la Banque mondiale, le rapport Mo Ibrahim alerte : « Sans des politiques d’adaptation au changement climatique, plus de 86 millions de personnes seraient contraintes de quitter l’Afrique d’ici à 2050. » De même, la perte du PIB continental pourrait atteindre 50 milliards de dollars par an d’ici à 2030. Une aggravation par rapport au niveau actuel des pertes estimées à entre 7 et 15 milliards de dollars par an, selon la BAD (2022). Encore plus alarmant, l’OCDE (2023) estime que les effets macroéconomiques combinés du changement climatique pourraient réduire le PIB du continent jusqu’à 3 % d’ici à 2050, tandis que la réduction de la croissance du PIB par habitant pourrait atteindre 15 % l’année. Sur un autre plan, les importations alimentaires annuelles des pays africains devraient tripler, en partie à cause de l’aggravation des effets du changement climatique, soit en passant de 35 milliards de dollars à 110 milliards de dollars d’ici à 2025.
À tout cela il faut ajouter une question non moins préoccupante, celle de l’emploi des jeunes du continent. Car, chaque mois, environ 2 millions de jeunes entrent sur le marché du travail et ce nombre pourrait atteindre 3 millions d’ici à 2050, soit 30 millions de nouveaux demandeurs d’emploi par an. Sans oublier les défis liés à la sécurité alimentaire, à la sécurité énergétique, au déficit de logements et d’infrastructures qui « rendent les populations plus vulnérables et moins résilientes aux conséquences de la crise climatique ».
Le rapport Mo Ibrahim l’admet : l’Afrique a besoin de ressources astronomiques pour l’atteinte de ses objectifs. Pour répondre aux défis climatiques, le continent, dont les 54 États sont parties prenantes de l’accord de Paris, aurait besoin de jusqu’à 2 800 milliards de dollars pour remplir ses contributions déterminées au niveau national (CDN) entre 2020 et 2030. Rappelons que ces CDN décrivent les étapes et les besoins financiers pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris qui vise une réduction de 50 % des émissions d’ici à 2030 et l’atteinte de zéro émission nette d’ici à 2050. « Ces besoins restent largement sous-estimés en raison d’un débat global qui reste conduit par les pays déjà développés et donc dominé par le sujet atténuation, fait remarquer le rapport. De ce fait, les besoins d’adaptation, prioritaire pour un continent dont la moitié de la population n’a toujours pas accès à l’énergie, restent minoritaires dans l’enveloppe définie par les CDN. Et, même dans ce cas, pour la seule mise en œuvre des CDN d’ici à 2030, les besoins pour le continent sont estimés à 280 milliards de dollars par an en moyenne », ajoute le document. Et de souligner qu’en l’état actuel la finance climatique affectée au continent africain couvre à peine 11 % de ces besoins.
Côté développement, les montants sont tout aussi « stratosphériques ». En effet, entre 870 et 1 300 milliards de dollars par an (soit 43 % du PIB du continent en fourchette haute) seront nécessaires à l’Afrique pour atteindre les ODD tandis que le besoin de financement net est évalué à entre 195 et 470 milliards de dollars par an en moyenne, soit près de 16 % du PIB du continent en fourchette haute.
Où trouver toutes ces ressources ? Le rapport répond à cette question cruciale de la disponibilité des moyens. « L’argent est là », estiment les chercheurs, mais ce qu’il faut, c’est plutôt « changer radicalement de paradigme ». Pour Mo Ibrahim, fondateur et président de la fondation éponyme, « il ne s’agit ni pour l’Afrique de tendre encore la sébile ni pour ses partenaires de considérer quel montant supplémentaire ils pourraient encore mettre sur la table. Le vrai sujet n’est pas “encore plus de moyens”, mais simplement des moyens mieux adaptés. Car […] le système qui perdure et prévaut actuellement ne permet pas leur utilisation optimale ».
Que faut-il faire concrètement ? Des pistes de financements qui, jusque-là, ne seraient pas suffisamment exploitées sont suggérées. Pour les experts, ces financements doivent être guidés par quatre types d’approches. À savoir : un partenariat et un échange d’expertise « en nature » (sur la fiscalité, sur la transformation des actifs verts…) plutôt qu’une approche « aide-charité » ; une « meilleure monnaie » avec l’accent sur le redémarrage radical du système financier multilatéral actuel au lieu de « plus d’argent » ; un modèle de croissance et de développement davantage pris en charge par l’Afrique, tirant parti des principaux atouts du continent et non une « dépendance aux donateurs » ; une approche de compromis entre développement et climat réconciliant les deux pour les pays encore en développement et ayant encore besoin d’un accès universel à l’énergie.
Le rapport préconise de miser sur les « ressources domestiques » du continent, jugées « importantes mais largement virtuelles ». D’autant plus que la mobilisation de ces ressources, selon l’Union africaine, devrait couvrir en moyenne, en fonction des pays, entre 75 et 90 % des besoins financiers nécessaires pour mettre en œuvre l’agenda 2063. Pour cela, l’une des priorités serait de « mettre un terme aux sorties illicites de capitaux dont le montant annuel moyen reste évalué à 100 milliards de dollars par an, soit le double des IDE en Afrique, davantage que l’APD (81 milliards de dollars) perçue par le continent, et pratiquement le montant des transferts de salaires ». Une proposition qui n’est pas nouvelle puisqu’en 2015 déjà elle a fait l’objet d’un diagnostic approfondi, et de recommandations solides avec le rapport Mbeki, rappelle Vera Songwe, fondatrice et présidente de Liquidity and Sustainabilty Facility (LSF). « Mais pas grand-chose n’a été fait depuis notamment par manque de données, par manque de capacités, par manque de volonté politique et par manque de coopération entre pays d’origine, pays de transit et pays d’accueil », estime cette contributrice au rapport, par ailleurs ancienne secrétaire exécutive de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (Uneca).
À côté de la lutte contre la sortie de capitaux, le rapport suggère d’élargir les recettes fiscales du continent dont le taux moyen par rapport au PIB est de 15,6 %, soit la moitié de la moyenne OCDE. « L’Afrique ne peut pas se permettre de continuer à offrir des avantages fiscaux aux compagnies étrangères pour un montant qui a représenté en 2019 un manque à gagner de près de 50 milliards de dollars, soit plus de la moitié de l’APD. »
Toujours en rapport avec les ressources domestiques, le rapport recommande d’optimiser l’allocation des transferts de salaires, des fonds souverains, des fonds de pension et des fortunes individuelles dont le montant cumulé représente environ 15 % du PIB du continent, soit la fourchette élevée du besoin de financement estimé pour atteindre les ODD en Afrique. Le document relève que le montant combiné des transferts de salaires et des fonds souverains domestiques est à peu près équivalent à la somme combinée de l’APD et des IDE, tandis que le montant des fonds de pension représente trois fois celui de l’APD reçue.
Les experts recommandent en outre une monétisation des actifs verts du continent alors que ce dernier détient en moyenne un tiers des réserves mondiales de matières premières indispensables à la mise en place d’une économie globale verte, doté surtout de capacités de séquestration carbone avec ses forêts du Bassin du Congo, qui constituent le seul puits forestier net de carbone au monde.
Les experts sont convaincus que, là où il faut trouver de l’argent, c’est aussi à travers une réforme du système de financement international, une actualisation des mécanismes de restructuration de la dette ainsi que les modèles d’évaluation du risque africain. « Les ressources déjà existantes sont trop souvent bloquées, dormantes, inutilisées ou inefficaces », fait remarquer Vera Songwe. Prenez l’exemple des 650 milliards de DTS (droits de tirage spéciaux) additionnels débloqués il y a plus de deux ans pour faire face à l’impact du Covid. Les mécanismes en vigueur limitaient leur affectation au continent africain à moins de 40 milliards et il a fallu deux ans pour s’accorder sur un système permettant de mettre en place un effet levier via la Banque africaine de développement », explique la présidente de LSF.
Les dettes africaines ? « Ni leur volume ni leur ratio par rapport au PIB ne sont exorbitants, comparés à d’autres pays, comme le Japon. Mais la complexification croissante de leur structure a rendu quasi inopérants les mécanismes traditionnels de traitement de cette dette – comme le Club de Paris », ajoute Vera Songwe. Le risque africain ? Il est « surévalué », si bien que seulement 3,3 % des investissements directs à l’étranger se portent sur le continent, pendant que les Bourses africaines représentent seulement 2 % du marché boursier mondial. Quid de l’APD, qui représente 10 % des ressources financières du continent ? Elle reste soumise à des conditionnalités des pays DAC et la grosse part de ces ressources reste concentrée sur les secteurs de l’éducation et de la santé.
Pour tout cela, les experts estiment que « le système multilatéral financier actuel doit faire sa mue, opérer une révolution copernicienne et mettre à jour ses logiciels de fonctionnement, car obsolètes ». Il s’agira notamment, selon le rapport Mo Ibrahim, d’accroître la confessionnalité, d’assurer la représentation du continent africain dans les instances de décision, de démultiplier l’agilité et la flexibilité de ses processus, de mettre à jour les méthodes d’évaluation et de mitigation du risque, de réviser le système de surcharges du FMI et les conditionnalités des institutions de Bretton Woods, de traiter le sujet des « fonds dormants ».
Au sujet du « compromis » entre développement et climat, les experts estiment qu’il est essentiel de garantir que le financement des objectifs de l’un ne se fasse pas aux dépens de ceux de l’autre, de sorte à contraindre les pays africains à choisir entre le développement de leurs propres concitoyens et la préservation de la planète. Alors que le sujet de la réduction des émissions carbone domine le débat et les décisions prises aujourd’hui sur le climat, sous la houlette principale des pays déjà développés, le rapport Mo Ibrahim suggère que cette course à la réduction ne puisse pas être la priorité de l’Afrique, dont une grande partie de la population reste sans accès à l’énergie, contrairement aux pays développés.
Certes, des moyens à même de générer « des revenus importants » sont là. Mais, pour les experts, leur efficacité tient à une condition : que la bonne gouvernance et l’allocation des ressources au bénéfice des populations soient garanties.